À la clinique Belle-Rive de Villeneuve-les-Avignons, je passe 50 jours, un temps pascal, le temps de tailler ma Vierge à l’enfant en stéatite. J’enlève les scories, d’abord à la scie, au petit burin, à la lime, pour terminer pas un papier verre extra-fin, bien peu abrasif, avant de passer la cire proche, et de la polir en passant doucement avec mes doigts. Plus tard, je comprendrai que c’était ma caboche que j’avais taillé, afin d’en extirper les idées noires, afin de choisir la vie…
À la maison Barnabé, travaillant la terre, en l’espace d’un instant, je vis mon virage (symptomatique dans ma bipolarité), et la dépression a disparu. Me laisser pétrir, à nouveau, comme au premier jour. Au commencement... Je vais pouvoir me mettre au travail, neuf mois durant, attente d’une naissance. Une matinée par semaine, je peins deux chambres et un couloir. J’enlève d’abord la poussière collée aux murs. Ensuite, debout ou sur un échafaudage, je passe la couche de peinture d’apprêt, non sans avoir préalablement protégé le bois des portes. La pièce peinte, il s’agit de poncer, avant de passer deux couches de peinture. Voici la pièce prête pour la suite, assurée par d’autres. Brancher l’électricité, poser le plancher… Tout sera achevé pour la venue d’un prochain arrivant. Je comprends à ce moment-là qu’il y a eu un vrai chantier en amont, accompli par d’autres, des bénévoles. Ils sont 300 à avoir participé à ce grand et beau chantier, depuis l’ouverture de la maison, voici deux ans.
Pour ce qui est des portes, je me rends compte, à peine maintenant, de l’ampleur de leur travail ! Dans cette vieille demeure, aux multiples vies, logement, presbytère, école, squat, depuis tant d’années, les portes ont reçu peinture et vernis. Maintenant posées à leur place, elles ont été apprêtées par les membres de cette équipe si nombreuse et bien sympathique. À leur suite, j’entame mon nouveau chantier avec une porte certes noble mais bien nécessaire, celle des toilettes. Il s’agit d’enlever ces couches d’enduit avec des disques fins s’usant trop vite, suivis d’autres, plus résistants. Le vernis et les couches de peinture ne se laissent pas abraser facilement ! J’essaie de racler à la main, sans succès. J’utilise alors la chimie d’un dissolvant fort. Je peux ensuite gratter, au risque de laisser des traces sur le bois. Voici le mal au dos qui arrive, et vite, je dois mettre ma ceinture de sécurité. Une fois de plus, j’en ai "plein le dos" ! Malgré cela, il s’agit pour moi de continuer et terminer ce qui a été commencé. Le vernis lâche, laissant d’horribles rognures verdâtres à éliminer après chaque raclage. En fin de journée, afin d’enlever tous ces horribles résidus, je nettoie la porte au karcher, me retrouvant bien mouillé moi-même. La porte a pris meilleure allure, et il ne reste qu’à poncer pour enlever les derniers résidus et à fignoler à la laine d’acier. Je ne me doutais pas que ces portes avaient subi un tel décapage. Si différentes de ces portes uniformes, clef en main, Ikea and co, "copies bien peu originales", pourrait murmurer Carlo Acutis... Ici, tous les artistes, ai-je envie de dire, travaillent pour le Beau, pour que moi, pour que les prêtres accueillis, nous nous sentions vraiment chez nous. Pour notre bien, pour nous retrouver si nous nous sommes perdus, pour nous poser et nous reposer... Profiter de ce Beau, ce Vrai et ce Bien, qui nous parlent de Dieu. Oui, profiter, quand d’autres ont tant profité de nous, à nous user...
Pour moi, tout s’éclaire, maintenant que le soleil enfin entre dans cette chambre où les fenêtres étaient obstruées, et je comprends ! Ce chantier, c’est moi ! Ces couches, une cachant l’autre. Moi aussi, j’en tiens une couche, ou plusieurs ! Ce vernis, pour faire tenir, tant bien que mal, ce qui doit apparaître aux utilisateurs. Être ou paraître ! Il me faudra passer par tant d’essais pour arriver à un peu me mettre à nu, en vérité. Pour me retrouver, tel que je suis, sans apparat ni en me dévaluant ! Cette chimie, toutes ces poudingues avalées, "en rapport avec l’affection de longue durée exonérante", est-il stipulé sur les ordonnances. Affection, faudrait voir ! Racler et nettoyer au karcher cette pâte verdâtre si difficile collante, ces pensées hideuses qui avaient pris le dessus. Enfin, je peux me laver de l’intérieur avec une belle argile verte. Goûter cette terre dont nous sommes faits, pétris dans les mains du Créateur. Redécouvrir ma forme originelle, être Jean, sans artifices ni fioritures, ni interdits, loin des "Il te faut, tu n’as qu’à, faut que tu..." Bien sûr, il me reste encore à éliminer, et ce sera par la marche quotidienne, mon 3ème remède, ou bien par le sport, ramer et pédaler... Tel un dernier rinçage, voici qu’arrivent quelques larmes, et je peux chanter avec le psalmiste : "Je reconnais l’être étonnant que je suis." (Ps 139, 14)
"Une porte ouverte sur le ciel", chante le poète. Vraie porte ouverte sur la vie, nouvelle naissance à accueillir dans la paix. Pour les gens qui iront aux toilettes, il faudrait mettre cet écriteau : "Profite de ce temps de solitude qui t’est donné pour t’émerveiller devant cette porte, au cœur de cette maison Barnabé, et sois empli de gratitude pour l’armée de fourmis de l’ombre qui lui ont rendu sa beauté et donné son âme."
"Moi, Jean, j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle..." (Ap 21, 1)